Lucien Goldmann

Recherches dialectiques


TABLE DES MATIÈRES

I. Problèmes de méthode

Le matérialisme dialectique est-il une philosophie? 11

Matérialisme dialectique et histoire de la philosophie 26

Matérialisme dialectique et histoire de la littérature 45

La réification 64

Le concept de structure significative en histoire de la culture 107

La psychologie de Jean Piaget 118

L’épistémologie de Jean Piaget 129

La nature de l'oeuvre 146

II. Analyses concrètes

Vision tragique du monde et noblesse de robe 153

Le pari est-il écrit «pour le libertin» ? 169

Bérénice 191

Phèdre 195

Phèdre remarques sur la mise en scène. 207

Goethe et la révolution française 211

Un grand polémiste Karl Kraus 229

A propos de la maison de Bernarda de F. G. Lorca 239

III. Chroniques

Georg Lukacs l’essayiste 247

Propos dialectiques. 260

Y a-t-il une sociologie marxiste?.280

Morale et droit naturel 303

Problèmes de théorie critique de l’économie 320

Postface 343

Bibliographie 355


BIBLIOGRAPHIE

1. Le matérialisme dialectique est-il une philosophie ? inédit — rédigé en 1947.

2. Matérialisme dialectique et l’histoire de la philosophie — paru dans la Revue Philosophique de la France et l’Etranger n° 4-6, avril-juin 1948.

3. Matérialisme dialectique et Histoire de la littérature — paru dans la Revue de Métaphysique et de Morale n° 3, juillet-septembre 1950..

4. La Réification — paru dans Les Temps Modernes n°. 156, février 1959.

5. Le Concept de structure significative en histoire de la culture — à paraître dans le Volume des Actes du Symposium sur la Structure organisé par l'Ecole Pratique des Hautes Etudes.

6. La psychologie de Jean Piaget — paru dans Critique n° 13-14, juin-juillet 1947.

7. L'épistémologie de Jean Piaget paru dans la revue Synthèses (Bruxelles) n° 82, mars 1953.

8. La nature de l’oeuvre — Communication au 9e Congrès des Sociétés de philosophie de langue française — Aix 1957.

9. La vision tragique du monde et la noblesse de robe — paru dans XVIIe siècle n° 23, 1954.

10. Le pari est-il écrit « pour le libertin» ? — Actes du premier Colloque de philosophie de Royaumont 1954.

11. Bérénice — Texte lu à la R.T.F. par madame Sylvia Monfort, lors d’une retransmission d’une lecture de Bérénice — paru dans Théâtre Populaire n° 20, septembre 1956.

12. Phèdre — Texte d’une conférence donnée à l’Ecole de Théâtre de Jean Déschamps en 1953.

13. Phèdre — Remarques sur la mise en scène — paru dans Bref no 11, décembre 1957.

14. Goethe et la Révolution française — paru dans Etudes Germaniques n° 2-3, 1949.

15. Un grand polémiste, Karl Kraus — paru dans Lettres (Genève) n° 4, 1945.

16. Le Compte rendu de l’ouvrage de Werner Kraft sur Karl Kraus — paru dans Allemagne d’aujourd'hui n° 2, 1957.

17. A propos de la Maison de Bernarda de F. G. Lorca —paru dans Théâtre Populaire n° 24, mai 1957.

18. Georg Lukacs l’essayiste — paru dans la Revue d’Esthétique n° 1, janvier-mars 1950.

19. Les autres articles de la rubrique « Chroniques » ont paru dans Les Temps Modernes entre 1957 et 1958.

M. Revel a répondu à l’article «Propos dialectiques» dans la Nef, n° 11, novembre 1957.

M. Rubel a répondu à l’article «Y a-t-il une sociologie dialectique» dans Les Temps Modernes, n° 142, décembre 1957 et 143-144, janvier-février 1958.


POSTFACE

I

L’ouvrage théorique proprement dit, l’article et la collection d’articles constituent trois genres littéraires différents. Le premier, l'étude sérieuse et approfondie de tel ou tel sujet particulier étayée par un matériel empirique suffisant, constitue naturellement le but de toute recherche. Il est malheureusement évident qu'un chercheur ne sautait achever au cours de sa vie qu’un nombre très réduit de pareils travaux, dont l’élaboration et la mise au point exigent de nombreuses et longues années.

Or, tout chercheur sait aussi par expérience qu’en travaillant sur un sujet particulier, il formule et précise en cours de route un certain nombre de réflexions méthodologiques ainsi que d’hypothèses concernant d’autres sujets qu’il n’a pas le temps d’élaborer lui-même. C’est précisément la fonction de l’article de revue de les introduire dans la discussion scientifique à l'intérieur de laquelle elles peuvent constituer un élément utile et même un éventuel point de départ pour des recherches ultérieures qu'élaboreront d'autres chercheurs.

Dans la vie scientifique et surtout dans les sciences humaines, où une grande partie du travail effectué reste encore éparpillée et anarchique, l'article remplace et prolonge à un niveau plus élevé les échanges de vues entre chercheurs isolés ou entre équipes de chercheurs qui s'efforcent de résoudre parallèlement les mêmes problèmes.

Quant à la collection d'études, tout en gardant naturellement les fonctions de la somme d'articles isolés, elle a cependant en tant que totalité au moins deux autres fonctions nouvelles:

a) celle de montrer — et c'est là une chose précieuse pour le travail scientifique — comment s'élabore pas à pas l'étude d'un problème, les difficultés qu'il faut surmonter, les tâtonnements à travers lesquels on avance, etc.

b) celle de mettre en lumière, sur le plan extensif — alors que l'étude théorique approfondie le fait sur le plan intensif — la fertilité et le caractère opératoire ou au contraire, la stérilité ou la pauvreté d'une certaine position méthodologique.

C'est en pensant à ces fonctions propres du recueil d'articles que nous sommes astreints à publier les textes réunis dans ce volume tels qu'ils ont été rédigés au moment de leur publication, en ne leur apportant que quelques légères retouches d'ordre stylistique.

Néanmoins, à deux exceptions près [1] que nous tenons à signaler ici, les analyses développées correspondent. Encore à nos positions actuelles:

II

Le fait que ce volume contienne plusieurs études sur la vision tragique nous fournit l'occasion de dire quelques mots de la manière dont la critique et les spécialistes ont réagi à nos analyses. A côté de plusieurs études remarquables par la compréhension exacte de nos thèses et qui contenaient sur certains points des objections sérieuses et parfois valables sur lesquelles nous espérons avoir l'occasion de revenir nous avons été frappé par les difficultés que même des penseurs importants et des savants réputés ont eu à comprendre une argumentation fondée sur des concepts structuraux impliquant l'idée de relation entre plusieurs éléments. La tradition cartésienne de pensée, qui entraîne la décomposition des structures complexes en éléments simples, nous semble d'ailleurs se trouver à l'origine de cette incompréhension. A titre d'exemple: notre thèse (fondée d'ailleurs sur plusieurs textes explicites de Pascal) concernant le plan des Pensées était que la seule forme adéquate pour exprimer le message selon lequel l'homme est un être paradoxal — grand et petit, dans la mesure oit il cherche des valeurs absolues tout en étant parfaitement conscient qu'il ne saurait jamais non seulement les atteindre mais encore les approcher, — était le fragment qui se présente lui-même comme recherche intense d'un plan rigoureusement valable, recherche toujours consciente cependant du fait qu'elle ne saurait jamais ni l'atteindre ni l'approcher. Or, à notre grand étonnement, nous avons vu des pascalisanls notoires nous objecter que, selon des textes indubitables Pascal avait toujours cherché un plan des Pensées, ce qui était non seulement vrai mais constituait même un des éléments principaux — mais un des éléments seulement — de notre propre argumentation. Nous avions mis alors, en partie probablement à juste titre, cette incompréhension de nos analyses sur le compte de la nouveauté à la fois de la méthode et de l'interprétation que nous présentions.

Il est cependant étonnant de voir une incompréhension de même type réapparaître deux ans plus tard alors que nos études sont depuis longtemps entrées dans la discussion scientifique concernant la pensée et la littérature du XVII° siècle. C'est au moment même où nous rédigeons cette postface que nous recevons en effet l'ouvrage, de toute évidence très érudit et documenté, de M. R. E. Lacombe, intitulé L'Apologétique de Pascal (P.U.F., 1958). Dès la premiere page, l'auteur déclare que notre interprétation est à la fois «curieuse et arbitraire» et répète cela plusieurs fois au cours du volume. Un premier coup d'oeil rapide, sur l'ouvrage nous a permis de trouver deux arguments invoqués contre notre interprétation:

a) Page 208, après avoir cité plusieurs passages où Pascal indique que dieu est à la fois caché et découvert, et notamment découvert ù ceux qui le cherchent sincèrement et de tout leur coeur et couvert aux autres, M. Lacombe écrit « Le lien qui existe dans la pensée de Pascal entre sa conception du Dieu caché el la distinction entre ceux qui cherchent Dieu de tout leur ccrur et ceux qui ne te cherchent pas suffit à écarter la thèse soutenue par Goldmann, dans un ouvrage ingénieux et intéressant mais dont les affirmations manquent tout d fait de prudence et d'objectivité, le dieu caché. Selon Goldmann l'existence de ce Dieu qui se cache ne peut être l'objet que d'une c certitude incertaine et paradoxale », obtenue grâce au pari. C'est oublier que pour Pascal Dieu ne se cache pas à tous. S'il est vrai qu'à un examen superficiel Dieu semble à la fois présent et absent dans le monde, du moins ceux qui le cherchent de tout leur coeur découvrent des « preuves convaincantes » (fr. 430, p. 526) de son existence. L'interprétation de la pensée de Pascal par Goldmann me semble donc arbitraire. . .»

Il va de soi que si nous avions ignoré les nombreux fragments qui, dans l'oeuvre de Pascal, affirment que ceux qui cherchent sincèrement dieu le trouvent, notre interprétation serait non seulement arbitraire, mais vaine et dépourvue de tout intérêt scientifique. En réalité, comme dans le problème du plan, ces fragments constituent un des piliers, mais un des piliers seulement, de notre argumentation. Nous avons défini, en effet, l'homme pascalien, par la conscience qu'il y a des élus, des êtres qui cherchent sincèrement dieu et le trouvent, et des réprouvés, des êtres qui ne le cherchent pas et ne le trouvent pas. C'est même par cela que nous avons cru pouvoir montrer en Pascal le penseur qui introduit dans la philosophie moderne les catégories fondamentales de l'espoir et du risque et leur réunion dans cette réalité paradoxale et contradictoire qu'est l'homme tragique.

Il n'en reste pas moins que, pour comprendre Pascal, il faut ajouter ci la conscience de l'existence des élus et des réprouvés, la conscience non moins aiguë et explicitement affirmée (par exemple, dans les Ecrits sur la Grâce) que nulle part et jamais dans cette vie personne ne saurait dire si lui-même ou tout autre homme se situe parmi les élus ou parmi les réprouvés. Ce qui signifie qu'aucun homme, dans la mesure où il réfléchit et prend conscience de sa situation, ne saurait affirmer, ni de soi, ni d'aucun autre homme, qu'il cherche sincèrement dieu et par cela même qu'il a la certitude simple et non paradoxale de son existence.

Le monde humain, il est vrai, se compose d'élus et de réprouvés, mais ceci est le point de vue de dieu qui seul peut séparer les uns des autres. Du point de vue humain, le monde se compose, pour Pascal, uniquement d'une troisième catégorie de gens, ceux qui peuvent espérer être élus, risquent d'être réprouvés, et s'ils prennent conscience de leur situation ne peuvent se comprendre que comme tragiques, dans la mesure où ils doivent nécessairement espérer le salut et craindre la damnation de sorte que pour eux, tant qu'ils sont dans celte vie, dieu reste toujours absent et tou jours présent, un dieu caché tel que nous l'avons décrit dans notre ouvrage. Aussi Pascal a-t-il, a côté de la division bipartite, mentionnée par M. Lacombe et familière à la théologie janséniste, développé une autre division, qui n'est plus bipartite mais tripartite, et qui ajoute aux deux catégories des élus et des réprouvés. réelles ontologiquement mais virtuelles pour la conscience de l'homme, la troisième catégorie, qui les réunit, de « ceux qui cherchent en gémissant» [1(b)].

Cette interprétation est peut-être arbitraire ou fausse mais si l'on veut le montrer, c'est à elle qu'il faut s'en prendre et non à une théorie reconstruite pour les besoins de la cause qui aurait ignoré l'existence des élus dans la pensée pascalienne.

b) Ailleurs, page 88, M. Lacombe se référant dans une note à notre ouvrage, et apres avoir affirmé que Pascal présente les preuves historiques « comme convaincantes, du moins pour ceux qui cherchent sincèrement », ajoute « Nulle part il (Pascal) n'indique que leur valeur est insuffisante ou secondaire ou bien qu'elles ne peuvent persuader que dans la mesure où l'on a préalablement parié nulle part il ne fait allusion à cet argument du pari, dont on voudrait faire la base ou le centre de son Apologie. C'est un véritable paradoxe de fonder toute l'interprétation de l'apologétique de Pascal sur un texte unique et isolé, en négligeant les affirmations d'un nombre considérable de textes qui se confirment les uns les autres.»

Les lecteurs qui ont lu dans ce volume le texte de la conférence de Royaumont et qui y ont trouvé par exemple le fragment 234, dans lequel Pascal affirme que la religion « n'est pas certaine » et oppose « la règle des partis » à l'affirmation contraire de saint Augustin, jugeront par euxmêmes de la rigueur des arguments de M. Lacombe.

III

Dans un questionnaire que lui proposait sa fille, en reprenant un jeu alors à la mode, mais auquel il a répondu sérieusement comme le montre l'ensemble de ses réponses, Marx indiquait comme principes essentiels de son travail deux affirmations « Rien d'humain ne m'est étranger» et« Il faut douter de tout ».

Qu'on le veuille ou non, et malgré la légende du « dogmatisme » marxiste, il faut réfléchir sérieusement sur cette réponse.

Il va de soi qu'il ne faut pas y voir une position sceptique. Rien ni dans l'oeuvre ni dans la vie de Marx ne justifierait une telle interprétation. Et pourtant ce texte dit tout au moins que lorsqu'on se réclame d'une « orthodoxie » marxiste, il ne faut pas étendre trop loin la fidélité littérale aux analyses marxiennes, au risque d'en trahir l'esprit.

Le problème se pose donc qu'est-ce qu'un marxisme orthodoxe ? et qu'a-t-on le droit de faire entrer comme certain à l'intérieur de cette orthodoxie ?

« Il faut douter de tout.» Il nous semble évident que cette affirmation porte sur toutes les analyses concrètes d'un penseur qui affirmait lui-même que le progrès historique ne s'arrête devant rien et transforme à chaque époque à la fois la réalité sociale et la pensée scientifique qui en fait partie ce qui ne signifie, bien entendu, pas que toutes les affirmations de Marx ou même une partie notable d'entre elles soient effectivement erronées, mais qu'elles doivent toutes êtres soumises au contrôle perpétuel de la réflexion et de l'expérience.

Seulement un pareil examen dans lequel le doute et le contrôle permanent des doctrines et des théories sont fondées sur te concept de progrès historique, implique naturellement un certain nombre d'af firmations qui fondent ce doute et le justifient. Ce sont toutes les notions étroitement liées à l'idée même d'histoire, de caractère historique de la pensée, et à la méthode dialectique qui en découle pour l'étude des faits humains c'est à ces affirmations que nous semble se limiter exclusivement le contenu le plus rigide de «l'orthodoxie» marxiste.

Dans l'état actuel de notre réflexion, il nous paraît que ces notions pourraient être réduites à quatre, bien que cette énumération n'ait pas un caractère exhaustif et qu'une réf lexion plus poussée puisse nous amener à y ajouter d'autres points supplémentaires:

a) C'est d'abord l'affirmation du progrès historique, non pas comme une réalité causalement nécessaire, mais comme une possibilité offerte à l'action de l'homme, confirmée par l'évolution passée et qui doit constituer le principe directeur de ses actions. Le progres historique a été jusqu'ici le résultat du comportement des hommes notre action peut et doit faire tout son possible pour en assurer la continuation.

b) Précisons aussi que sur le plan de l'action et de la pensée théorique qui la fonde, ce principe se concrétise en celui de la possibilité objective qui permet seul d'éviter les deux écueils du romantisme utopique et de l'adaptation passée à ce qui existe, garantissant le sérieux d'une pensée qui se veut centrée sur la réalisation.

c) C'est ensuite l'affirmation de l'identité partielle du sujet et de l'objet qui implique que les valeurs progressistes que nous venons de mentionner aux points précédents n'ont pas un caractère purement idéaliste et éthique, mais qu'elles sont tout simplement l'expression, sur le plan de la conscience des hommes — celle-ci faisant partie de la réalité sociale — des tendances immanentes à cette réalité. A travers les innombrables contradictions et antagonismes qui constituent la réalité historique dans toute sa complexité, les hommes ont assuré jusqu'ici le progrès historique et peuvent espérer continuer à l'assurer, parce que cette aspiration correspond « une tendance interne de la réalite sociale, tendance dont les valeurs progressistes dans les consciences individuelles ne sont que l'expression. Ce à quoi il faut ajouter la vérité complémentaire que cotte tendence existe dans la réalité historique et sociale en grande mesure parce qu'elle est dans les consciences individuelles qui la constituent pour une grande partie. Tout ceci pourrait paraître un cercle vicieux à un penseur pour lequel l'histoire peut être considérée du dehors, mais constitue un cercle inévitable pour tout homme conscient qu'il fait lui-même partie de la réalité historique et sociale qu'il se propose de comprendre. C'est précisément ce que nous avons appelé plus haut l'identité partielle du su jet et de l'objet.

d) C'est enfin le principe méthodologique, valable pour toute connaissance des réalités humaines,que nous appellerons le principe de totalité, selon laquelle on ne peut comprendre un fait humain que dans la mesure où on l'insère dans les structures spatio-temporelles dont il fait partie de même qu'on ne peut comprendre ces structures elles-mêmes que par l'étude des totalités partielles et relatives qui en sont les constituants. Précisons que le concept même de totalités spatio-temporelles implique l'exigence d'une étude à la fois compréhensive et explicative, dans la mesure o(i il exige à la fois le dégagement des structures actuelles et la mise en lumière de leur genèse et de leurs tendances vers l'avenir.

C'est la synthèse de ces affirmations tendances objectives vers le progrès historique et prises de position subjectives en sa faveur se fondant les unes sur les autres identité partielle du sujet et de l'objet et caractère significativement structuré et dynamique de toute réalité humaine, que Marx a résumé dans une affirmation célèbre, plus souvent citée que prise à la lettre « L'humanité ne se pose jamais que des problèmes qu'elle peut résoudre, car, à y regarder de plus près, il se trouvera toujours que le problème lui-même ne surgit que là où les conditions matérielles pour le résoudre existent déjà ou du moins sont en voie de devenir.»

IV

Nous espérons répondre un jour aux principales objections formulées contre notre ouvrage Le dieu caché. Qu'on nous permette cependant d'aborder dès maintenant une de ces critiques formulée par Jean Pouillon dans les Temps Modernes n° 141, novembre 1957, qui pose un problème méthodologique particulièrement important.

Nous avions en effet écrit que la signification objective d'un fait ou d'un groupe de faits dépend de son insertion dans une totalité relative (biographie, ouvrage, courant intellectuel, classe sociale, etc.) et qu'il existe un nombre important et jamais fermé de pareilles totalités relatives (bien qu'elles soient d'importance inégale).

Jean Pouillon sans que nous ayons très bien compris s'il exige lui-même une signification définitive et immuable ou s'il pense que notre position aurait dû l'impliquer nous objecte que les différentes significations et notamment celles qui résultent de l'insertion synchronique dans le groupe social le plus important et de l'insertion diachronique dans une époque historique plus vaste peuvent s'avérer différentes et même opposées.

Qu'on nous permette de remarquer que si la constatation de Pouillon est parfaitement valable, elle ne constitue nullement une objection ni contre la pensée dialectique en général ni contre notre étude en particulier. Car cette pensée qui part de l'idée qu'on ne saurait jamais regarder la réalité sociale et historique du dehors et qu'à cause de cela les sciences sociales ne sauraient s'orienter vers une objectivité du même type que celle qui constitue l'idéal des sciences physiques et naturelles, affirme implicitement qu'aucun phénomène n'a jamais une signification univoque et définitivement acquise. L'histoire ajoute continuellement des possibilités nouvelles aux totalités relatives déjà existantes, et enrichit par cela même la signification objective des événements et des écrits du passé.

A l'intérieur du XVIIe siècle le jansénisme, la vision tragique et les écrits de Pascal par exemple constituaient en très grande mesure une position réactionnaire, surtout par rapport au rationalisme cartésien le jour cependant où Hegel a élaboré la philosophie dialectique, la position de Pascal est devenue un élément de transition entre les philosophies rationalistes et empiristes et la pensée dialectique qui représentait la philosophie la plus avancée de l'histoire. Les deux choses peuvent apparaître contradictotres à une pensée rationaliste, elles n'en constituent pas moins un exemple des aspects nombreux et allant toujours en se multipliant qu'offre toute réalité humaine. Les contradictions auxquelles se heurte ici Jean Pouillon ne sont rien d'autre que les contradictions constitutives de toute réalité historique, contradictions qu'il s'agit précisément de saisir et de mettre en lumière dans la mesure où l'on ueut connaître et comprendre de manière positive cette réalité.

A joutons que cette ouverture permanente de l'histoire est, à côté de l'impossibilité de la regarder du dehors, la raison principale pour laquelle une pensée dialectique ne saurait jamais admettre l'existence d'un ensemble de connaissances définitivement acquises et doit, si elle veut rester fidèle à elle-même, réexaminer et repenser toujours les résultats déjà obtenus, et cela non seulement comme le fait tout chercheur sérieux en sciences naturelles pour corriger et préciser le travail de ses devanciers, mais aussi pour intégrer les résultats de ce travail, même lorsqu'il était parfaitement ualable, aux significations nouvelles que la marche et le progrès de l'histoire confèrent continuellement aux faits depuis longtemps résolus.

On voit pourquoi il ne saurait y avoir de pensée plus ouverte et plus résolument opposée a tout dogmatisme qu'une pensée marxiste cohérente et réellement orthodoxe.

V

Il existe aujourd'hui, cela est évident, une crise du mouvement et de la pensée socialistes dans le monde occidental.

Elle se manifeste d'emblée dans le fait que si au début du XXe siècle la pensée des marxistes russes et non européens se situait encore dans le sillage de celle de Marx et d'Engels de sorte que la pensée marxiste était jusqu'en 1917 pour l'historien des idées un fait lié en premier lieu à l'Europe occidentale, aujourd'hui en U.R.S.S., en Chine, en Yougoslavie cette pensée et la réalité sociale à laquelle elle est liée ont pris — tout en continuant le marxisme — des formes originales auxquelles ne correspond plus, en Occident, aucune pensée; conscience et action socialistes égales en ampleur et en efficacité.

Quel que soit le jugement que l'on porte sur les trois sociétés que nous venons de mentionner et sur les énormes bouleversements sociaux qui s'y accomplissent actuellement — sociétés et bouleversements qui ne correspondent naturellement ni aux schèmes anticipateurs des penseurs socialistes du XIXe siècle ni aux images d'Epinal des propagandes stalinienne ou anticommuniste — il y a là trois modèles sociaux inspirés et informés de manière essentielle par la pensée marxiste alors qu'en occident cette pensée a sans doute profondément influencé la vie sociale et intellectuelle, a été un des plus importants ferments d'ordre moral et culturel mais n'a jamais réussi à structurer effectivement l'organisation de la société.

De plus elle n'a même pas réussi à élaborer un modèle d'organisation socialiste propre, qui intégrerait ses valeurs libérales et démocratiques et encore moins à imaginer un chemin vers sa réalisation.

Les première tentatives importantes d'élaborer en Europe occidentale une pensée socialiste indépendante, celles de Rosa Luxembourg, Georg Lukács, Karl Korsch, Fritz Sternberg, Herbert Marcuse sont restées sans suite devant le triomphe du stalinisme et la stabilisation du capitalisme européen et américain (les deux faits étant d'ailleurs intimement liés l'un à l'autre).

Dans une pareille situation, la fonction de la pensée théorique paraît devenir de plus en plus problématique dans la mesure même oit il est clair qu'elle ne saurait remédier de ses propres forces aux carences que nous venons de mentionner et qui sont liées à l'ensemble d'une situation historique.

Il faudrait cependant souligner aussi que c'est précisément aux époques où les problèmes de l'action transformatrice de la société ne se posent pas de manière immédiate mais à longue perspective que le rôle de la pensée théorique est à la fois le plus important et le plus difficile à remplir.

Car à de telles époques c'est plutôt sur le plan thorique que sur celui de l'action que se place le point d'impact d'où pourrait partir le dégel, ou, si l'on veut, c'est plutôt à partir de la pensée et de la prise de conscience qu'on pourrait préparer le terrain favorable à un redressement de l'action qu'inversement.

D'autre part cependant, isolée du contact immédiat avec la réalité ou, pire encore, en face d'une réalité à tendances différentes et même opposées, la pensée théorique risque de s'anémier et de devenir la victime complaisante et facile de toutes les simplifications et de toutes les idéologies.

C'est pourquoi il nous paraît important que cette pensée continue et renforce son travail en le rendant plus que jamais critique et radical. Les problèmes qui se posent dans cette perspective sont nombreux: comprendre de manière positi'e et scientifique l'histoire récente du mouvement ouvrier, élaborer une étude historico-sociblogique du marxisme depuis Marx jusqu'à nos jours, étudier les transformations des sociétés contemporaines, se demander ce qu'est aujourd'hui la classe ouvrière dans les différents types de sociétés industrielles avancées, rechercher les facteurs essentiels dans le devenir des pays sous-développés et dégager leur nature, poser aussi clairement que possible le problème des perspecti'ess socialistes dans le monde en général et dans nos sociétés occidentales en particulier. On le voit les tâches de la recherche théorique sont vastes, nombreuses et difficiles à réaliser.

Le danger principal serait la hâte et la simplification. Plus que jamais le temps est aux travaux théoriques sérieux et de longue haleine, à la prise de conscience des problèmes méthodologiques, à la lutte contre toutes les idéologies.

C'est à l'intérieur de cet effort, comme contribution préparatoire et très modeste mais néanmoins sérieuse que voudrait se situer le présent volume.


1. a) La discussion de notre conférence de Royaumont nous a montre que l'analyse défendue p. 181 du passade du Pari de Pascal, où l'interlocuteur dit « On me force a parier et je ne suis pas en liberté. je suis fait de telle sorte que je ne puis croire » (Br. 233), pour être, selon nous, la plus vraisemblable, n'est pas la seule possible et n'a pas un caractère absolument contraignant. Nous l'avons d'ailleurs reconnu immédiatement (voir la discussion de notre conférence dans « Blaise Pascal, l'homme et l’oeuvre », Ed. de Minuit, 1956 et aussi notre ouvrage « Le Dieu caché », Gallimard 1956). Ceci ne change cependant rien a la lalidité de notre thèse, qui reste appuyée sur de nombreux autres arguments et sur d'autres textes de Pascal dont l'interprétation nous parait absolument contraignante.

b) La théorie de l'affectivité, dans l'étude sur l'Epistemologie de Jean Piaget, nous paraît, venant d'un non-spécialiste, assez risquée et il est probable que, l'expérience aidant, nous n'aurions pas osé la présenter aujourd'hui. Comme elle ne nous semble cependant pas erronée, nous avons pensé qu'elle peut avoir don utilité, ne serait-ce que comme clément de discussion.

Aussi avons-nous respecté intégralement, même en ce qui la concerne, le principe de publier les éludes telles qu'elles avaient paru jadis.

1(b). Il a même contradictoirement introduit une division tripartite apparentée élus, éprouvés et appelés dans un des Ecrits sur la grâce.


SOURCE: Goldmann, Lucien. Recherches dialectiques. Paris: Gallimard, 1959. 356 pp. Table des matières; Bibliografie, pp. 355-356; Postface, pp. 343-353. Footnotes have been converted to endnotes.


Socialist Humanism: An International Symposium
edited by Erich Fromm

Witold Gombrowicz vs Lucien Goldmann

Jorge Luis Borges & Lucien Goldmann’s Genetic Structuralism

The Concept of Ideology
by Jorge Larrain

The laws of dialectical logic
by Henri Wald

Reification
by Gajo Petrović

On Goldmann, Lukacs, Heidegger, and Adorno
by Ralph Dumain

Marxist Aesthetics: Anthologies in English

Georg Lukács’ The Destruction of Reason:
Selected Bibliography

Theodor W. Adorno & Critical Theory Study Guide

Ideology Study Guide

Marx and Marxism Web Guide


Home Page | Site Map | What's New | Coming Attractions | Book News
Bibliography | Mini-Bibliographies | Study Guides | Special Sections
My Writings | Other Authors' Texts | Philosophical Quotations
Blogs | Images & Sounds | External Links

CONTACT Ralph Dumain

Uploaded 29 November 2023

Site ©1999-2023 Ralph Dumain