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L’autre tendance du spiritualisme universitaire traditionnel n’a pas connu un sort plus brillant. Prenons-la sous sa forme la plus typique et la plus célèbre : le bergsonisme. Il est aisé de voir qu’elle s’articule exactement sur le même problème que le néo-kantisme — Bergson lui-même l’a maintes fois écrit— c’est-à-dire sur le problème central de toute la philosophie moderne : celui de la ruine de la métaphysique, forme savante de la religion. Dès le XVIIIe siècle avait éclaté la contradiction entre la métaphysique et la raison scientifique. Le compromis kantien devait fatalement échouer devant le dynamisme énorme de cette contradiction. Il ne restait plus qu’à émanciper complètement la raison de la métaphysique, et c’est la tâche que le marxisme a menée à bien. Mais émanciper la raison de la métaphysique, pourrait-on dire en paraphrasant un texte célèbre de Marx, c’est émanciper l’homme d’une société qui a besoin de la justification métaphysique. La raison dialectique débouche ainsi naturellement sur le mouvement socialiste. On comprend que la bourgeoisie ne se résigne pas à cette émancipation.
Comment prolonger dès lors la vieille chanson métaphysique qui berçait la misère humaine, quand la métaphysique est reniée par la raison? Cela n’est possible qu’en faisant renier réciproquement la raison par la métaphysique. Ce n’est pas de gaieté de coeur, on le conçoit, que la métaphysique moderne, à la suite de Schelling, qui en est le premier prophète, s’est-émancipée de la raison : un bon syllogisme aristotélien vaut mieux que deux intuitions bergsoniennes, comme le néo-thomiste ne se prive pas de le rappeler ; mais c’est faute d’une meilleure solution. Car l’irrationalisme métaphysique est en fait, un bergsonien pourrait le répondre à un néo-thomiste, la seule métaphy-
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sique qui reste à une époque de vaches maigres pour la croyance au surnaturel, une époque où l’humanité « n’accepte pour existant que ce qu elle voit et ce qu’elle touche » [1], comme l’écrit mélancoliquement Bergson à la fin des Deux sources. En métaphysique on ne peut plus convaincre ; on ne peut plus que suggérer. Telle est la fonction profonde de l’intuition, et des images, dans le bergsonnisme. Ce disant, nous ne polémiquons pas, nous nous bornons à lire. Que disent d’autre, en effet, des textes comme celui-ci :
«Une des idées les plus importantes et les plus profondes de la Critique de la raison pure est celle-ci : que si la métaphysique est possible, c’est par une vision et non par une dialectique. [...] Voilà ce que Kant a dégagé en pleine lumière ; et c’est là, à mon sens, le plus grand service qu il ait rendu à la philosophie spéculative. Il a définitivement établi que, si la métaphysique est possible, ce ne peut être que par un effort d’intuition. Seulement, ayant prouvé que l’intuition serait seule capable de nous donner une métaphysique, il ajouta : cette intuition est impossible. Pourquoi la juge-t-il impossible ? [2]»
Ou cet autre :
« Il n est pas nécessaire, pour aller à l’intuition, de se transporter hors du domaine des sens et de la conscience. L erreur de Kant fut de le croire. [...] Ramenons notre perception à ses origines, et nous aurons une connaissance d un nouveau genre sans avoir eu besoin de recourir à des facultés nouvelles [3]. »
Autrement dit : sʼil n’y a plus que l’intuition pour sauver la métaphysique, décrétons que l’intuition métaphysique est possible, et puisqu elle n est plus possible dans un au-delà de la connaissance scientifique, instaurons-la en deçà. Exemple typique de la démarche régressive que nous analysions dans notre préface, et qui repose tout entière sur un postulat systématiquement dissimulé : il faut sauver la métaphysique. Lʼintuition bergsonienne n’a donc pas été découverte par une intuition créatrice, elle a été fabriquée comme un outil pour les besoins de la cause. Son apparition n’est pas le fruit d’un progrès
1. Bergson : Les Deux sources de la morale et de la religion, P. U. F., 1951, p. 337.
2. Bergson : La Pensée et le mouvement, P. U. F., 1946, p. 165.
3. Ibid., p. 141.
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réel de la pensée, comme l’apparition du concept dans la philosophie grecque ou de la contradiction dialectique dans la philosophie allemande, mais un stratagème de la spéculation métaphysique aux abois. Par là déjà, elle est bien fille du spiritualisme cousinien, qui a orienté toute la philosophie officielle non plus dans les voies de la science, mais, comme l’a bien dit E. Quinet, dans celles de la tactique idéologique.
Seulement ce nouvel outil que Bergson tend à la vieille métaphysique est en réalité le pavé de l’ours. Et d’abord parce qu’il consomme la rupture entre la philosophie et la science au moment où tout impose de les réconcilier. Certes, au premier abord, le bergsonisme, comme le spencérianisme, avec lequel il a plus d’un rapport, paraît s’appuyer sur la science. Matière et mémoire se présente comme une réflexion sur la psycho-physiologie, L’Évolution créatrice, sur la biologie, Les deux sources de la morale et de la religion, sur la sociologie. Et il ne manque pas de bergsoniens, ulcérés encore à trente ans de distance par le formidable pamphlet de Politzer, pour réclamer des marxistes une réhabilitation posthume de leur grand homme, dont on nous dit que, somme toute, lui aussi, fidèle aux enseignements de la science contemporaine, a tiré la grande leçon de l’évolutionnisme pour repenser le monde, lui aussi a cherché à concevoir une « dialectique concrète » du mouvement pour la substituer à la métaphysique abstraite de l’immuable. Bref, on nous fait miroiter un Bergson préteilhardien, dont on sait que l’influence s’est d’ailleurs effectivement exercée sur Teilhard par l’intermédiaire de Le Roy.
Mais précisément, et sans ouvrir pour le moment le dossier teilhar- dien, rappelons que tout ce que Politzer soutenait, c’est que la fonction du bergsonisme était de parader avec la science quand dans la réalité il lui tourne le dos, de repeindre aux couleurs du concret et du dynamique la vieille enseigne défraîchie de la métaphysique abstraite et figée. Nous pensons que ces affirmations sont aussi vraies aujourd’hui qu’il y a trente ans. Certes, Bergson, un demi-siècle après L’Origine des espèces, admet l’évolutionnisme, mais c’est pour en rejeter l’enseignement matérialiste fondamental : la pensée humaine est le produit de l’évolution naturelle ; Certes, près d’un siècle après Hegel, il admet que le devenir fait partie de l’essence même des choses, mais c’est pour en rejeter l’enseignement dialectique fondamental : le fond de tout devenir, c’est la lutte des contraires, le saut qualitatif qui résulte nécessairement de leur aiguisement. Plus généralement, s’il obéit à la
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nécessité qui commande de ramener la philosophie au concret, en concevant le concret comme le vécu individuel immédiat, au lieu d’y voir le résultat de tout le processus social de la réflexion théorique et de la vérification pratique, il en fait la chose la plus pauvre, la plus superficielle, c’est-à-dire en réalité la plus abstraite. Contraint par tout le développement des idées et de la société à parler un nouveau langage métaphysique, Bergson ne fait rien d’autre que de traduire dans ce nouveau langage les vieilles idées métaphysiques de la vieille société. Les données immédiates de la conscience bourgeoise, admises sans critique, voilà en définitive ce qu’est le concret bergsonien.
Et c’est pourquoi, quelles que puissent être les apparences, le bergsonisme consomme la rupture entre la métaphysique spiritualiste et la science. Qu’on relise avec vigilance Matière et mémoire, L'Évolution créatrice ou Les Deux sources : on verra que, loin de s’y soumettre à ce que les sciences nous apprennent, il s’efforce au contraire, comme tous ses prédécesseurs spiritualistes, de délimiter ce qu’elles n’interdiraient pas de prétendre. Encore n’y réussit-il pas. Ainsi par exemple Matière et mémoire est tout entier construit sur un grossier trompe-l’oeil, en contradiction complète avec les faits. La distinction métaphysique de la mémoire-habitude et du souvenir pur n’est « établie » qu’en feignant d’ignorer toute la hiérarchie phyloet ontogénétique des formes de mémoire qui se développent de l’une à l’autre. Seulement, si l’on reconnaît l’existence de cette hiérarchie génétique, que tout confirme, c’en est fait de la distinction de l’âme et du corps, et par conséquent de la métaphysique spiritualiste. La thèse du « souvenir pur » n’est donc aucunement une thèse scientifique moderne : c’est tout simplement la vieille thèse métaphysique du spiritualisme écossais, la thèse de Reid, et au-delà même, la thèse dualiste de Descartes sur la mémoire. Et c’est cette vieille thèse métaphysique que Bergson tente de sauver contre toute psychologie scientifique. De même la vieille thèse vitaliste et théologique sur l’instinct, que L’Évolution créatrice développe en s’appuyant sur la planche pourrie des contes entomologiques de Fabre, est un véritable défi à la psychologie animale. Sur un autre plan, comment peut-on présenter sans rire comme scientifiquement sérieux un penseur qui, abordant dans le dernier chapitre des Deux sources les immenses problèmes sociaux et politiques de notre temps, propose à titre de solution la désindustrialisation par le retour à la frugalité et le végétarisme, et le retour au mysticisme par le spiritisme : car telle est la physionomie concrète du fameux « supplément d’âme » bergsonien ! Bref, du point
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de vue même de la science, le bilan du bergsonisme est un désastre. Qu’une telle philosophie ait pu être pendant quarante ans l’une des valeurs les plus sûres du spiritualisme français, cela juge l’état de décadence où la pensée bourgeoise en est arrivée.
Cela n’empêche pourtant que le bergsonisme a eu une influence immense, soigneusement orchestrée par la bourgeoisie, et une influence qui demeure, malgré son recul général, que ce soit sous la forme d’un néo-bergsonisme « savant », mâtiné de phénoménologie et d’existentialisme, comme on l’a vu en 1959 lors des manifestations du centenaire, ou plus encore sous celle du vieux bergsonisme impavide de nos lycées de province. Or, répétons-le, la vraie philosophie française, c’est d’abord celle qui s’enseigne dans les lycées. A ce niveau, la stratégie complexe des états-majors philosophiques parisiens et le renouvellement imprévu de la mode passent quelque peu inaperçus : on s’en tient plus durablement aux vieilles valeurs cotées dans les manuels bourgeois traditionnels, et parmi ces valeurs, le bergsonisme, envers et contre tous, reste ferme. Nous en avons eu encore la confirmation en corrigeant les copies de baccalauréat de ces dernières années : dans un paquet de 120 copies, et sur des sujets qui n’avaient pourtant rien de spécifiquement bergsonien, nous avons trouvé plus de 40 copies faisant référence explicite à Bergson, contre une dizaine seulement à Sartre, et trois à Marx. Bergson « écrit bien », comme chacun sait, et il pense bien : en faut-il davantage pour que la province française bien pensante, et qui a horreur du jargon philosophique, lui conserve le même attachement qu’elle porte en politique à ses vieux notables modérés ? Que Paris, après l’avoir jugé bien dépassé, fasse mine d’y retrouver un maître, et la conjoncture pourra sembler excellente.
En réalité, cependant, le bergsonisme a été à la fois un symptôme et un facteur d’aggravation sensible de la crise générale de la pensée bourgeoise. Tout d’abord, afin de se soustraire aux enseignements matérialistes et dialectiques de toute la science moderne, Bergson a été conduit à nier que la science soit porteuse d’un enseignement philosophique quelconque, c’est-à-dire à la coucher dans le lit de Procuste de la conception pragmatiste. D’accord avec W. James, pour qui la vérité scientifique c’est ce qui paie, il a porté de l’eau au moulin de l’impérialisme, qui méprise profondément la théorie pour s’intéresser essentiellement à ses applications rentables. Mais le capitalisme a payé cher cette épistémologie d’homme d’affaires : il l’a payée de la suprématie scientifique par rapport aux pays socialistes. Car l’avance de la science soviétique sur celle des principaux pays capi-
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talistes, c’est entre autres choses la conséquence de la supériorité radicale de la conception marxiste de la science sur la conception positiviste, pragmatiste, idéaliste dont Bergson a été l’un des apologistes. En second lieu, ayant rompu de manière radicale avec la science et n étant donc plus retenue par rien de ce côté, la philosophie bergsonienne a tendu à suivre en descendant la pente du spiritualisme, c’est-à-dire à en revenir à la forme la plus accusée et la plus obscurantiste de tout idéalisme, l’idéalisme absolu de Berkeley. Ainsi, lorsque Bergson écrit, dès le début de Matière et mémoire :
« Faire du cerveau la condition de l’image totale, c’est véritablement se contredire soi-même, puisque le cerveau, par hypothèse, est une partie de cette image. Ni les nerfs, ni les centres nerveux ne peuvent donc conditionner l’image de l’univers [1],»
et fût-ce en commentant dans un avant-propos :
« La matière est pour nous un ensemble d’« images ». Et, par « image », nous entendons une certaine existence qui est plus que ce que l’idéaliste appelle une représentation, mais moins que ce que le réaliste appelle une chose [2]»,
il est évident que cette prétendue tierce position fait à l’idéalisme absolu la concession majeure : l’image n’est pas le reflet de la chose, mais la chose est déjà en elle-même image. L’Esprit nous attend donc déjà dans la matière, qui n’en est que la forme dégradée. La porte est alors grande ouverte aux vues théologiques, aux visions mystiques, voire aux visions tout court, forme extrême de la décadence de la raison.
Le bergsonisme a donc précipité, à la mesure de son immense audience renforcée par son statut de classique universitaire, la crise générale de la philosophie bourgeoise. Après Ravaisson et avant G. Marcel, il aura été un réintroducteur des plus niaises superstitions occultistes, combattues par tout le rationalisme moderne depuis la Renaissance, et utilisées journellement aujourd’hui par la réaction pour tenter d’abêtir les masses. En promouvant sous le titre pompeux de « concret » le préscientifique et l’infrarationnel comme moyen suprême de connaissance, il a ouvert la voie au culte fascisant de l’ins-
1. Bergson : Matière et mémoire, P. U. F., 46e éd., 1946, p. 14.
2. Ibid., p. 1.
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tinctif, et même très directement, dans Les deux sources, à l’idolâtrie mauriacienne du grand homme habité par l’Esprit. En faisant de l’intuition esthético-religieuse la panacée philosophique, il a fortement contribué à l’envahissement d’une littérature philosophante de bas étage, dont le cléricalisme est en fin de compte le principal bénéficiaire. Personnellement opposé, on ne le nie pas, à l’idéologie fasciste, et sous des dehors libéraux rassurants, il n’en a pas moins objectivement sécrété un bon nombre de toxines qui ont mis entre les deux guerres la culture française en état de moindre résistance aux philosophies pétainistes de retour à la terre et à la théocratie. Idéologiquement, la Résistance et la Libération ne doivent rien à Bergson, alors qu’on ne peut nier tout ce qu’ont puisé chez lui les penseurs de la collaboration, comme Chevalier, Guitton ou Thibon.
Mais c’est bien pourquoi, qu’il s’agisse de l’oeuvre de Bergson ou de celle d’Alain, tous les efforts entrepris pour les sauver de l’oubli et leur redonner du lustre sont voués à l’échec : une philosophie ne peut survivre quand elle a été radicalement condamnée par l’histoire. Ignorant le marxisme et les problèmes mis au premier plan par le marxisme, ces doctrines ont vieilli de manière irrémédiable, et le temps n’est pas éloigné, à notre sens, où elles rejoindront le cimetière des philosophies universitaires démonétisées. Ainsi, un siècle après sa laborieuse gestation, le spiritualisme traditionnel s’est trouvé à bout de souffle, non parce qu’il s’était épuisé — il n’était pas assez riche pour cela — mais parce que, élaboré pour remplir une fonction sociale déterminée : l’endoctrinement des cadres supérieurs de la société bourgeoise, et pour une conjoncture historique déterminée : l’âge adulte du capitalisme français, il était intrinsèquement incapable de s’adapter à des fonctions nouvelles et à la conjoncture historique actuelle. Bien des fondateurs de nouveaux « ismes » de type classique l’ont appris à leur dépens. Ainsi Lavelle et Le Senne avaient cru trouver avant la guerre dans Hamelin l’aliment pour une moderne « philosophie de l’esprit », dont le but avoué était de constituer un « spiritualisme oecuménique » en réaction contre le matérialisme scientifique et révolutionnaire [1] : l’échec a été à peu près complet.
Toutes choses inégales d’ailleurs, la bourgeoisie française s’est donc retrouvée dans l’entre-deüx-guerres, et plus encore depuis la guerre, dans la même détresse idéologique extrême que ses ancêtres avaient
1. LʼActivité philosophique contemporaine en France et aux U. S. A., P. U. F., 1950, t. II, p. 121. La formule est de Le Senne.
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connue à lʼaube du XIXe siècle. Mais, cette fois, il s’agissait d’un symptôme non équivoque de sénilité. Le fait est capital. Pour la première fois dans son histoire, la société bourgeoise française se révélait incapable de produire par elle-même les nouvelles idéologies philosophiques de justification dont elle avait un besoin de plus en plus pressant pour faire pièce au marxisme : premier signe majeur d’une crise générale, semblable à celle qu’avait connue la pensée nobiliaire à la fin de l’Ancien Régime. Et tout naturellement, pour faire face à cette situation intenable, la bourgeoisie française s’est tournée et elle a encouragé ses intellectuels à se tourner, comme jadis, vers les philosophies réactionnaires qui florissaient à l’étranger.
Car c’est un point qu’on ne saurait trop souligner : le nouvel idéalisme français qui s’est développé depuis une trentaine d’années, et dont l’éventail va de Merleau-Ponty sur sa gauche à Gabriel Marcel sur sa droite, est d’abord un produit d’importation. Qu’on veuille bien faire la liste des philosophes et plus largement des penseurs d’où dérive toute la littérature philosophique à la mode depuis les années 30 : Kierkegaard, Dostoïevski, Nietzsche, Dilthey, Max Weber, Chestov, Berdiaev, Husserl, Heidegger, Scheler, Jaspers, etc. : tous sont étrangers, et particulièrement russes et allemands. Nous pensons que, tout chauvinisme mis à part, il faut prendre très au sérieux cette constatation première. Lorsque Royer- Collard et les éclectiques, brisant avec la tradition nationale du XVIIIe siècle, se tournèrent vers les Écossais, beaucoup se contentèrent de hausser les épaules en disant : « La philosophie n’a pas de frontières, il faut prendre son bien où on le trouve, les Français n’ont malheureusement pas la tête philosophique », ou encore : « C’est une mode qui ne durera pas. » En réalité, au-delà de ces considérations de valeur très inégale, il s’agissait au fond non d’un sain internationalisme de la pensée, mais d’une sainte-alliance de l’idéalisme réactionnaire contre les traditions progressistes de chaque culture nationale — chaque grand pays d’Europe a eu son Cousin, l’Italie, par exemple, avec Mamiani [1] — et qui allait peser lourdement sur le destin de la philosophie française pour des générations. Or, au cours de ces dernières décennies, la même tendance s’est de nouveau manifestée au plus haut point : c’est un événement philosophique de première grandeur.
1. Cf. sur ce point l’intéressant livre d’Espinas : La Philosophie expérimentale en Italie, Germer Baillière, 1880, pp. 41 et suivantes.
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Pour en comprendre le sens, il faudrait d’abord en étudier la genèse. Regrettons à ce propos que cette genèse n’ait pas encore fait l’objet de recherches savantes : le jeu en vaudrait pourtant la chandelle. Mais même en l’absence de données érudites, il est facile de marquer quelques points essentiels. Tout d’abord, au lendemain de la première guerre mondiale et de la révolution russe, on enregistre une grande vogue d’influence idéaliste étrangère : l’influence russe, véhiculée par l’émigration anticommuniste, puis l’influence allemande apportée par l’Alsace-Lorraine qui a fait retour à la France. Les facultés de théologie de Strasbourg ont joué un grand rôle dans l’introduction de la phénoménologie et de l’existentialisme religieux, comme les émigrés russes dans l’introduction du mysticisme réactionnaire. Sur cette lancée, à laquelle le nom de Gabriel Marcel reste particulièrement attaché, la vague de ce nouvel idéalisme n’a cessé de croître entre les deux guerres, renforcée, sur d’autres plans, par des ouvrages comme lʼIntroduction à la philosophie de l’histoire, de Raymond Aron, un des livres-clefs du dernier quart de siècle, et dont une bonne moitié de l’oeuvre d’un Merleau-Ponty n’est au fond que la paraphrase, c’est-à-dire la paraphrase d’auteurs allemands comme Dilthey ou Max Weber. Puis c’est la période de l’occupation, pendant laquelle l’édition et la pensée philosophique françaises sont soumises à une germanisation intensive, dont le sens idéologique, de Nietzsche à Klages, n’est pas à démontrer. C’est enfin, après la deuxième guerre mondiale, le renouveau intense des échanges universitaires et notamment franco-allemands, dans un esprit qui, très vite, a cessé d’être celui de Potsdam pour devenir celui du Pacte Atlantique et de l’Europe vaticane. Tout cela, certes, serait à préciser et, dans une certaine mesure, à nuancer : il y a eu aussi, par exemple, un certain apport de l’émigration antifasciste allemande, dont l’orientation était évidemment bien différente. Mais ces aspects secondaires ne modifient pas la donnée essentielle : le nouvel idéalisme français n’est à sa source que la discussion — qu’on songe même aux premiers travaux philosophiques de Sartre, La Transcendance de l’ego et L’Imagination—voire la paraphrase d’oeuvres philosophiques étrangères poussées en pleine terre réactionnaire, et notamment dans ce centre de la réaction européenne moderne : l’Allemagne.
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De cette contradiction, les avatars des rapports entre l’Église et le bergsonisme au début du siècle, qui conservent à cet égard une remarquable actualité, sont une claire illustration, et c’est chez un témoin irrécusable que nous en trouvons l’aveu — chez Henri Massis, dont la Revue des deux mondes publiait, à l’occasion du centenaire de Bergson, un article instructif.
«Oui, s’exclame l’auteur dès le début de son étude Bergson nous a délivrés des idoles du spencérisme, du sociologisme, de la négation systématique et du scepticisme doctrinal où nous avions grandi. [...] Il nous a désaccoutumés de suivre certaines pentes mentales où le système rigide du monisme matérialiste avait engagé nos âmes au risque de les mutiler. La philosophie de Bergson était tombée en nouveautés enivrantes sur notre vingtième année. Dans notre bagne matérialiste, Bergson introduisait la liberté ! [1]»
A cette première étape, et pour toute une génération d’étudiants, le bergsonisme joue donc nettement par rapport à la religion le rôle d’une force centripète : entre l’Église et lui, c’est l’époque du bon voisinage, l’époque du P. Laberthonnière. Mais précisément parce que le bergsonisme a joué ce rôle, un moment vient où la reconquête de la paroisse universitaire peut aller plus loin. Et, pour cette nouvelle étape, le bergsonisme, de centripète, devient centrifuge : l’heure de Maritain a sonné, celle de la mise à l’index approche :
« Certains auditeurs avaient protesté quand Maritain avait prononcé le mot de poison en parlant de cette pensée bergsonienne, dont ce n’était pas le moindre des bienfaits que d’avoir délivré les âmes du matérialisme et de les avoir arrachées aux ténèbres de l’athéisme officiel. Maritain l’avait-il oublié ? Non, Maritain ne l’oubliait pas ; il savait quelle gratitude il devait à Bergson. Quand il parlait de « poison », ce qu’il désignait par ce mot c’était le virus que l’application du bergsonisme aux matières religieuses et dogmatiques avait introduit jusque dans renseignement des séminaires [2].»
1. H. Massis : « Bergson et nous », Revue des deux mondes, 1er juillet 1959, pp. 47 et 48.
2. Ibid., p. 53.
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Ainsi, le siècle conquis conquiert son farouche vainqueur. Cependant, si le bergsonisme se fait en dernière analyse le mauvais berger des âmes, peut-on s’en passer pour les mettre en route dans la direction de 1 Eglise ? Le thomisme pourra-t-il jamais le suppléer dans son rôle de séducteur ? Et le condamner une fois pour toutes, n’est-ce pas tuer la poule aux oeufs d’or ? C’est ce qui inquiète Henri Massis :
« Oui, ces jeunes consentaient à la rigueur que Bergson avait été utile autrefois, dans son temps, du temps de Taine, de Spencer, d’une « utilité » préalable, préliminaire, préparatoire et surtout négative ! Après quoi, il ne restait plus qu’eux, c’est-à-dire les scolastiques, c’est- à-dire saint Thomas. Mais, enfants qu’ils étaient, ne comprenaient-ils donc pas qu’ils faisaient ainsi le jeu des matérialistes ? Ces écoliers ne voyaient-ils pas que c’était la spiritualité qui, en fin de compte, serait atteinte, que tout ce qui serait perdu par Bergson serait non pas regagné par saint Thomas, mais regagné par Spencer, et qu’eux-mêmes seraient les dindons de la farce, car saint 1 homas, une fois de plus, n’aurait rien ni personne ! [1] »
Laveu est franc. Et Ton voit dans quelle contradiction se trouve prise l’Église, entre la voie de l’orthodoxie qui la coupe des masses avancées et celle de l’opportunisme qui la mine de l’intérieur. Toutes les démarches contemporaines de l’Église sur le terrain philosophique nous paraissent exprimer l’aiguisement de cette insoluble contradiction.
1. H. Massis : « Bergson et nous », Revue des deux mondes, 1er juillet 1959, p. 59.
SOURCE: Sève, Lucien. La philosophie française contemporaine et sa genèse de 1789 à nos jours, précédé de philosophie et politique. Paris: Éditions sociales, 1962. Section IV: L’idéalisme depuis 1920: 1. La crise générale de la philosophie bourgeoise (221-256); 2. L’Église catholique et la philosophie (257-282). Ici: pages 230-238, 258-259.
IV. — L’IDÉALISME DEPUIS 1920. (219)
1. La crise générale de la philosophie bourgeoise. (221)
Effondrement du spiritualisme traditionnel. — La fin du néo-kantisme. — Une butte témoin : Alain. — Critique de droite et critique de gauche. — Une sagesse réactionnaire. — Le cas du bergsonisme. — Nouveau langage, vieilles idées. — Un bilan scientifique désastreux. — Irrationalisme et impérialisme. — La première phase de la crise générale. — A l’école de la réaction étrangère. — Le rôle de la pensée allemande. — Illusions de gauche sur des idéologies de droite. — Un exemple : la critique du psychologisme chez Husserl. — Le psychologisme critiqué par Lénine. — Le psychologisme critiqué par Brentano. — Le sens objectif de la critique de Husserl. — Genèse des illusions. -— L’exemple de l’existentialisme. — Marx et Kierkegaard. — Il n’y a pas d’existentialisme athée. — Émiettement de la philosophie. — Un nouvel éclectisme. — La deuxième phase de la crise générale.
2. L’Église catholique et la philosophie. (257)
Une contradiction insoluble. — La démarche intégriste. — Portugalisation de l’enseignement philosophique. — Le retour au thomisme et ses difficultés. — Une tentative vouée à l’échec. — La reconquête des âmes par philosophies interposées. — Savants en soutane. — Divorce entre l’Église et le monde moderne. —- Le P. Teilhard et le coeur du problème. — Paradoxes du teilhardisme. — Genèse et genèse. — « Non possumus. » — La fraude spiritualiste. — Teilhard n’est pas un philosophe. — L’incompréhension de l’histoire. — Biologisme et spiritualisme. — Un néo-cléricalisme. — Une fleur de plus en plusfanée.
Sciences et dialectiques de la nature
coordination de Lucien Sève
Pour en finir avec lʼanachronisme
par Lucien Sève
Badiou
and the Bankruptcy of Fashionable French Philosophy
by R. Dumain
Anti-Bergson: Bibliography & Links
Positivism vs Life Philosophy (Lebensphilosophie) Study Guide
Offsite:
The dialectics of nature: historical blunder or heuristic view?
(1995)
by Lucien Sève
Draft translation by David Pavett (2019)
Lucien Sève - Wikipedia, the free encyclopedia
Lucien Sève Archive @ Marxists Internet Archive
(in English)
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